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Vendredi 31 décembre, après-midi.
Dehors, au soleil, le froid était supportable, même quand on ne portait, comme Mallock, qu’une simple veste. Il leva les yeux au ciel et décida de rejoindre son bureau à pied. Il avait besoin de marcher et, plus que ça, l’envie de faire éclater quelque chose en lui. Larmes ou colère, qu’importe.
En traversant le marché aux fleurs, il se surprit à laisser enfin échapper un genre de sanglot. Bref et discret. Invisible aux yeux des autres, c’était comme un murmure intérieur, tremblement de muscle imperceptible, un trop plein de tristesse et de rage qui s’envole en l’air, sans larmes. Rien qu’une seule et unique contraction du corps, avec une crispation du bas du visage et un petit reniflement ridicule.
Il regarda autour de lui pour vérifier que personne ne l’avait vu.
Lorsqu’il se retrouva devant la préfecture, il était 14 h et bien que son esprit fût moins douloureux, il avait un besoin urgent d’alcool. Là-haut, le Fort était au repos. Putain de fêtes.
En montant les marches, il se rendit compte qu’une sorte de comptine tournait dans sa tête depuis déjà un bon quart d’heure. En fait, c’était une chanson de Gainsbourg, une histoire de poupée de son. Il sut que jamais il ne pourrait effacer de sa mémoire la petite fille éventrée, avec ses nattes et, dedans,les épis de blé ensanglantés.
Arrivé dans son bureau, il se servit un raccord de whisky. La chair jaune dévala dans sa gorge en emmenant avec elle la fange accumulée dans le ventre et le cœur. Continuer à vivre comme si de rien n’était. Au fond de lui, Mallock n’arrivait pas à comprendre que le monde ne s’arrête pas, ne serait-ce qu’une minute, pour pleurer cette petite fille. Lui dire adieu.
Il appela Bob pour lui donner les prélèvements qu’il avait fait dans les mystérieux trous découverts à Saint-Mandé.
– Passe-les au labo, qu’ils vérifient s’il y a du sang et si oui, à qui il appartient.
– Je mets quoi sur l’étiquette ?
– Saint-Mandé/trous parquet/premier étage.
Pas contrariant, Bob bougonna un « d’accord » avant de repartir.
La journée s’écoula comme une guimauve pendue à un crochet d’acier. Amédée ne tenta rien pour la retenir. Il y eut des appels, notamment de la reine Margot, mais il n’en prit aucun. Il n’était pas sûr de vouloir et même de pouvoir parler.
Ses collaborateurs partirent les uns après les autres, non sans avoir passé la tête dans son bureau pour lui jeter le traditionnel Bonnes fêtes, patron, qu’ils lui servaient tous les 31 décembre.
À 19 h, lassé du silence, Mallock activa les systèmes de sécurité et referma la partie centrale du Fort. Il ne faisait ça que deux fois par an, pour le 1er mai et le jour de l’an.
À l’étage du dessous, une équipe continuerait durant la nuit les saisies qu’il avait ordonnées. Il passa la saluer, histoire de réveiller quelque peu un zèle qu’il savait bien endormi.
Dehors, les trottoirs sentaient l’huître et le citron.
Le froid était venu avec quelques gouttes d’eau, histoire de mieux pourrir l’ambiance. Même pas grave, c’était fête. C’était écrit sur le calendrier. Alors les pékins se hâtaient d’aller réveillonner, se tricotant déjà des rires de circonstance.
Quoiqu’il se passe, ils fêteraient l’année nouvelle. Et cette manie-là, honnêtement, Mallock, sans qu’il n’ait jamais essayé de savoir pourquoi, ça l’agaçait prodigieusement. Avec ces vœux à la con qui ne marchaient jamais et que l’on recommençait à souhaiter l’année suivante. Oui, ça l’angoissait. Cette fête, il la ressentait comme désespérante et morbide. Quelque chose de désolant, comme un enterrement. Pas celui d’une année, ça, il s’en foutait royalement, plutôt une réminiscence de l’enfance ou de la fin du monde.
Ça ressemblait à une déclaration de guerre, mobilisation générale, ordre donné, obligatoire et codifié. Trois, deux, un, minuit : tout le monde est heureux. On s’embrasse, on se sert les uns contre les autres pour mieux s’ignorer le lendemain, reprendre le cours normal de la haine, au mieux de l’indifférence. Peut-être aussi que ça lui rappelait par trop son enfance et ses fins d’années, jamais fêtées.
Chez lui, plusieurs messages l’attendaient sur le répondeur. Une dizaine de Bonnes fêtes et trois invitations à venir réveillonner, dont celle, sans illusion, de Margot Murât et celle, tant espérée, d’Amélie.
– Si vous êtes libre, on pourrait peut-être…
Et comment qu’il pouvait ! Quelques secondes plus tard, le cœur battant, il composait son numéro.
– Bonjour, vous êtes bien chez Amélie Maurel. Désolée, je ne suis pas là. Mais ne me laissez pas dans l’ignorance et parlez après le bip, merci !
– Mallock… Amédée, bafouilla le commissaire, sans rien ajouter.
Puis, pendant plus d’une heure, il tenta de supporter son appartement. Vers 21 h, il ressortit. Paris, attablé, mangeait. Lui ne se sentait bien ni dedans ni dehors. Seule la présence d’Amélie pourrait le tirer de son cafard. Le bruit des fourchettes et des verres dans la cour lui rappela qu’il n’avait pas déjeuné à midi. Mais il n’avait toujours pas faim.
La chanson de Gainsbourg était revenue et avec elle, lentement mais sûrement, l’angoisse, comme une inondation. Une angoisse maquillée avec une paire de nattes blondes en laine.
Il pensa un instant rappeler Margot. Elle était souvent associée à ses attaques de spleen. Car elle en était l’un des remèdes les plus efficaces. De son rire à son corps. Mais cela n’aurait été correct ni vis-à-vis d’elle ni vis-à-vis d’Amélie. Alors, pour ne pas s’apitoyer sur son sort, il rentra pour entreprendre une de ses dégustations de Single malt.
Il préférait les whiskies d’Écosse, et plus spécialement ceux de la côte Ouest. Le Lagavulin de l’île d’Islay avec son goût de tourbe prononcé, l’Oban, moins fort, ou encore le Talisker de l’île de Skye. De rares malts, non filtrés, faisaient également son régal.
La sonnerie du téléphone résonna enfin. Amélie ? Comme un gamin amoureux, il sentit son cœur battre.
Bien moins sexy, c’était Léon.
– Amédée ? Tu peux venir, vite ?
– Où ça ? Pourquoi ?
– Je suis à l’église Saint-Paul, avec mon pote. Tu vois ?
– Oui, le chanoine Lasalle. Un problème ?
Léon ne répondit pas immédiatement.
– Je crois que c’est ton Maquilleur.
– Le chanoine ? ricana Amédée. Ça ne m’étonne pas, il avait une sale tête.
– Je ne plaisante pas, Mallock. Il vient de frapper une fois encore.
– Qui ?
– Je crois que c’est le Maquilleur, mais ça change rien. Y’a un cadavre ici.
Décharge électrique.
– Pas dans l’église ?
Cœur qui cogne.
– Si, viens vite !
L’ordure avait-il encore réduit le temps entre deux crimes ? Mentalement, Mallock vérifia, histoire d’occuper son esprit en se préparant. Il avait précédemment calculé que quatre jours s’écouleraient jusqu’au prochain meurtre. Saint-Mandé, c’était le 28 décembre et on était pratiquement le 1er janvier. Le compte y était.
Malgré les trottoirs glissants et l’air glacé qui lui coupait le souffle, il ne mit que sept minutes à parvenir sur place. Face à la rue de Sévigné, tout en haut du superbe parvis aux six colonnes monumentales, Léon l’attendait. Il avait un visage de craie. Sans dire un mot, il se retourna pour glisser une grande clé dans la serrure et la tourner trois fois. Dans le ventail, le chanoine les attendait. Il tremblait et ses yeux étaient pleins de larmes. Il barbouilla :
– Les fonts baptismaux. À droite.
L’un et l’autre lui indiquèrent du doigt un pilier.
– C’est juste derrière, lui murmura Léon.
Comme dans la plupart des églises, l’air était froid et humide. Avec des odeurs anciennes d’encens et de moisissures, d’urine de chat. Derrière lui, Amédée entendit la clé se refermer trois fois bruyamment. Le chanoine était terrorisé à l’idée que l’une de ses ouailles entre pour prier.
En marchant vers la scène de crime, Mallock se mit à respirer plus vite. La peur de ce qu’il allait découvrir, ou même de tomber sur le monstre. Et s’il était encore là, caché derrière une colonne ? Le diable dans la maison de Dieu. Il vérifia la présence de ses deux copains bien au chaud dans ses holsters. Mais il hésita à sortir l’un d’eux dans une église. Il posa juste sa main droite sur le petit automatique de calibre 25.
Au détour du pilier, sous la chaire, il y avait bien une grande vasque de marbre clair en forme de coquille Saint-Jacques. Dedans, baignant dans son sang, un enfant d’un peu moins de deux ans, maquillé amoureusement comme un ange de fresque. Ses pieds et ses mains minuscules dépassaient de la baignoire mortuaire. Son petit ventre gonflé surnageait à la surface, îlot lunaire entouré de pourpre.
Mallock fit, pour la première fois depuis la mort de Thomas, un signe de croix, avant de retirer son manteau et de le poser sous le bénitier. Il en sortit le petit compact numérique qu’il avait toujours sur lui, au cas où…
– Appelle le 36 ! demanda-t-il à Léon en lui tendant son portable. Qu’ils viennent avec les techniciens.
Sans attendre de réponse, il se mit à prendre la scène en photo. Il tourna tout autour, multipliant les angles. Il fit aussi des plans plus généraux et des plans rapprochés, jusqu’à photographier à quelques centimètres.
Léon revenait vers lui avec la réponse à son appel quand il vit son ami faire quelque chose qui le stupéfia. Il comprit alors pourquoi Amédée avait décidé de prendre lui-même les premiers clichés de la scène de crime. Il ne voulait pas laisser l’enfant dans cet état-là, à la vue de tous. L’ombre de Thomas était là aussi, certainement.
Léon vit le grand corps de Mallock se courber sur le coquillage en marbre, enfoncer ses bras dans le sang du bénitier et attraper la dépouille de l’enfant. Bruit d’eau. Tristesse sucrée. Étrange odeur fruitée. Détresse de gouttes ensanglantées. Amédée déposa doucement le petit corps maculé du bébé sur son grand manteau de commissaire. Il resta là, un peu interdit, les bras de sa veste gorgés de sang. Puis il se pencha à nouveau pour refermer les pans de son vêtement.
Préservation des traces et des indices, combien de fois avait-il hurlé contre ses lieutenants ? Et là, il bougeait carrément le corps ! Même si ce n’était pas crucial, puisqu’il avait pris tous les clichés qu’il fallait, c’était un geste inconsidéré.
Il commença à énumérer mentalement ce qu’on allait retrouver dans le sang : des fibres de son manteau, certainement des poils de Noémie, la petite chatte de la gardienne, des traces de whisky et des brins de tabac… Il regarda à nouveau le bénitier en forme de coquille. Tout autour, étaient tombées des gouttes rouges par millier. D’un innocent, toute la vie en pluie.
Le chanoine, qui s’était rendu dans la sacristie, repassa devant Mallock pour placer un crucifix en argent sur le linceul improvisé. Encore bouleversés, les trois hommes se rapprochèrent l’un de l’autre, comme pour entonner ensemble une dernière prière.
À cet instant, provenant du dehors, des hurlements de joie pénétrèrent dans l’église, en se répercutant dans la nef : « Quatre, trois, deux, un… Bonne année ! »