L’air avait un parfum de sucre roux. Des ruisseaux de boue cannelle descendaient le long de la route et des torrents de pluie s’abattaient sur le parebrise du véhicule. Les voitures, en grande partie aveuglées, continuaient à se croiser à toute allure. Miracle après miracle, elles parvenaient à s’éviter. Mallock commençait à se demander si, tout compte fait, il avait eu raison de quitter le refuge de l’hôtel pour risquer sa vie en partant à la recherche de la vieille femme. Ils mirent une bonne demi-heure pour atteindre la manufacture et parvenir jusqu’au mystérieux entremetteur. À leur arrivée, le vieil homme se leva de sa chaise. Son corps ressemblait à un cigare Panatela. Sec, maigre et plissé. Sa peau, en parfaite harmonie, avait toutes les nuances d’une feuille de tabac. Zagio , c’était son nom, s’occupait de faire fonctionner l’humidificateur dans le saint des saints, la salle des capes. À chaque fois qu’il déclenchait l’antique machinerie, toute la pièce et ses occupantes étaient envahies par un opaque brouillard d’eau. Mister Blue s’approcha et commença à lui parler sur le ton de la confidence. Zagio l’écouta, ne l’interrompant que pour lui glisser de nouvelles interrogations dans le creux de l’oreille. Fasciné par la fabrique, Mallock en avait oublié sa mission. Le parfum des capes humides, l’odeur puissante des crus compressés dans des centaines de cubes en toile, le camaïeu de leurs teintes, du vert au brun foncé, la variété de forme des cigares… Mallock l’amateur était aux anges. Il caressa, huma, puis, dans la partie conditionnement, commença à allumer quelques calibres. Il déclina les premières propositions de domingo turisto au parfum doux et écoeurant et se fit ouvrir la réserve spéciale. Il fouilla, demanda un tabouret pour atteindre les rangées du haut, là où étaient stockés les modules les plus anciens, redescendit et testa à nouveau, jusqu’à avoir six cigares différents se consumant lentement entre les doigts. Son choix s’arrêta sur de très gros modules à la tripe noble, aux capes parfaites : des maduros. Il en fit préparer deux cents. Et la même quantité de robustos, mais avec une cape encore plus sombre, obscuro. Il demanda enfin à ce qu’une partie d’entre eux subisse le traitement spécial, le passage d’un tissu enduit de sucre de canne et de rhum sur le bout que l’on porte en bouche. Durant tout ce temps, Zagio avait suivi Mallock dans ses différents déplacements. Il croisa une dernière fois son regard. Ses yeux noirs semblèrent vouloir se frayer un chemin jusqu’à l’âme du commissaire, en prenant la porte grande ouverte de ses iris absinthe. Apparemment satisfait de ce qu’il y avait entraperçu, il glissa sa main parcheminée dans la poche de la guenille qui lui servait de pantalon. Il en sortit un objet dont Mallock n’aurait jamais soupçonné la présence : un téléphone portable de dernière génération. Il ouvrit le clapet et composa un numéro. Quelques phrases plus tard, il le referma et le remit dans sa poche. Mister Blue le remercia, tout en lui tapant à plusieurs reprises sur l’épaule. Zagio finit par lui répondre par un grand sourire, révélant la présence d’un dentier blanc comme neige dans une bouche aux gencives noires.