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Extrait de la nouvelle trilogie

Sorti le 8 août 1888 des entrailles de Christonia Bucharnan, Joshua avait aujourd’hui, 26 ans. À l’instar de tant de jeunes à l’époque, son avenir allait être dessiné à son insu avant d’être gravé sur des monuments dont les pierres n’étaient pas encore extraites.

En ce mois de septembre 1914, le futur était inenvisageable et le présent peu enviable. Mobilisé pour et par la patrie, il serait au choix, selon le sort des armes, éventré par une baïonnette allemande, démembré par le souffle d’un obus, étouffé par un nuage de chlore ou coupé en deux par une rafale de 7.92. Seule certitude, vivant ou mort, il serait décoré. Pendant les guerres, les médailles sont aussi bon marché que la chair à canon. Elles ne se négocient plus à l’unité mais au poids.

Devant Joshua Bucharnan, le no man’s land tourmenté de barbelés, de carcasses de chevaux et de squelettes humains, n’avait plus rien à envier à l’enfer. Vautré dans la boue, le nez écrasé contre un mouchoir, l’Irlandais tentait d’échapper, sinon à la guerre, à son parfum. Même le diable n’auraient pu inventer une telle puanteur. C’était un mélange immonde de chairs en putréfaction, de déjections, de gaz, de poudre à canon, de vomi, de sang et de mauvaises soupes. C’était irrespirable. Et pourtant, tous l’aspiraient, trop heureux d’en être encore capables.

À chaque retour miraculeux des lignes ennemies, Joshua écrivait à Christonia. Dans ces longues lettres amoureuses, il n’y parlait pas de guerre, mais d’elle. Que d’elle. Et de sa douleur d’être loin d’elle. Elle que, même ici, en cet enfer de boue et de fer, il voyait. Dans le ciel, le plus souvent. Au détour d’un nuage qui en avait les traits. Une explosion, son visage. Et en des moments plus étranges encore. La veille, il avait cru deviner sa sublime silhouette dans celle d’un de ses camarades tournoyant dans les airs, soufflés par l’explosion d’un mortier.

— Tu te souviens de nos valses dans le grand salon, maman. Comme tu tournais… légère… Et tes cheveux d’argent, si tu savais comme ils me manquent… Il les avait revus hier en retirant sa baïonnette du ventre d’un jeune Allemand.

— Et ta taille de guêpe…

Sur les corps pétrifiés des premiers sacrifiés, Joshua en percevait parfois la forme. Sa mère, il l’imaginait partout, la voulait partout. Obsédé, il en retrouvait les morceaux épars dans les paysages du désespoir. Sa chevelure, il la devinait dans la fumée des gaz toxiques. Le velours rouge de ses rubans, il le retrouvait dans les chairs fraîchement déchirées par les ceintures de balles crachées par les Maxim MG. Ses entrechats dansants, dans les jambes frémissantes des équidés agonisant. Joshua n’était pas fou, pas encore, pas complètement.Et jamais, il n’aurait hurlé cet indicible amour aux éventrés transportant leurs tripes devant eux comme autant de paquets de linge souillé.

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