Depuis l’aube, Edgard s’est livré à ses ablutions rituelles. Vinaigre de treille aspiré par le nez, puis refoulé par la bouche. Lavement douloureux. Deux litres d’eau salée avalés en sept fois pour nettoyer les villosités intestinales. Court lavement à l’argile puis, après une irrigation colonique complète, implant de jus de blé. Par le pylore, la décoction pénètre de l’estomac vers le duodénum, puis progresse de l’intestin grêle jusqu’au colon où le Gardien le conserve pour qu’il agisse et draine hors du corps poisons et toxines. Les idées mauvaises qui s’y sont accumulées. Bain d’alcool. Onction d’huile d’Arcoline. Hyper oxygénation sanguine.
Une toute nouvelle vigueur envahit ses muscles et son cœur. Sa main tire de son fourreau le pommeau en acier damasquiné d’argent. Son tranchant glisse maintenant sur tout le corps, caresse d’estoc et de taille, pour que la peau soit vierge de la forêt pileuse qui la souille. Acier glacé sur la joue et le crâne, tiède sur le torse, brûlant sur le sexe et les jambes.
Nu, la tête luisante sous la lumière des gloires, les pieds posés sur la pierre lisse de la sacristie, Edgard relâche la nuque, puis tourne la tête et la relève. Torse dégagé, il articule le silence, tirant la langue, laissant sa mâchoire grimacer jusqu’au décrochement. Il baille puis déglutit, écarte légèrement les jambes et lance vers le ciel un cri, hurlement et vibrations répercutée sur les murs.
Edgard n’est plus que le doigt du Seigneur, le roi des saigneurs. Un instrument de combat et de mort au service du grand Autre. Vigueur et joie, sentiment animal et irréfléchi. Le Maxilien revêt le haubergeon de sa caste. Il enfile sa cuirasse, fibracite ajustée aux muscles externes, à la concavité de l’interne, au galbe du couturier. Genouillère hérissée et grève épousant les jumeaux, le péronier latéral et le soléaire. Dehors, tout autour de la Tour Saint Jacques, les armées Terminom’s, Manüs et Cargos ont fait leur jonction. Les hommes tremblent déjà du désir de tuer. Les premières embarcations tanguent sous le poids désordonné de leur impatience.
À l’intérieur, là où les six derniers Gardiens ont rejoint leur chef, dans le silence de Notre Dame, les cliquetis des armures ricochent du chœur au narthex. Joueurs, ils se cognent aux voûtes, arcs et claveaux, agaçant le plomb des vitraux, ils traversent la nef et le transept pour finir leur course dans la bouche humide du silence.
Le Maxilien sans effort adapte l’épaulière, les canons d’arrière-bras, d’avant-bras, la cubitière au tranchant d’acier puis, respirant profondément, il pose la pansière, et la rattache à la mentonnière par l’électro-aimant de la cuirie.
Dans ses yeux, le sang coule déjà alors que défilent, une à une dans sa tête, les figures imposées de la mort. Ultime répétition mentale, le Maxilien programme son corps et son esprit à la destruction.
Être soi, au-delà de soi. Au-dessus d’Edgard, qui se prépare au combat, les avant-bras posés sur la rambarde de la galerie supérieure, je me sens envahi par le monde, cloué d’étoiles, inondé de ciel. Avec le sentiment enivrant que mon esprit enveloppe désormais mon corps. J’ai la vision fugace d’un large blouson d’aviateur entourant tendrement la silhouette frêle de Marilyn dans un vieux film des années cinquante. Comment s’appelait-il déjà ?
Trois jours ont passé depuis les adieux au vieux Moordöst et j’ai du mal à chasser de mon esprit Sïmbra l’immortelle, brûlée sur le bûcher minuscule d’un cendrier de porcelaine. Je m’apprête à vivre l’inexorable confirmation d’une prophétie dont je ne redoute plus l’issue. J’ai l’impression de connaître mon destin ou, tout au moins, de l’approuver. Calme, bien que troublante, la sensation s’est amplifiée à chaque révélation jusqu’à ce que je me rende compte que tout ce que j’apprenais, je le savais déjà. Phénomène de “déjà-vu” ou connaissance innée qui ne pourrait s’expliquer que par une sorte de réincarnation, d’un autre moi-même mort dans le futur.
Accoudés sur la balustrade, les gargouilles et moi, nous regardons l’eau. Grimaces millénaires, elles me semblent à la fois fraternelles et terrifiantes. Heureuses, car ayant retrouvé enfin le potentiel d’effroi qui les avait sculptées, il y a tant et tant de siècles.
Hier, Théa nous est apparue, monstrueuse, couverte de sang. La métamorphose avait commencé. Quelques lambeaux de peau l’habillaient encore mais, les os et les muscles continuaient leur métamorphose, se transformant à vue d’œil. Depuis vingt nuits, l’ange étranger avait cessé toute ingestion humaine afin que s’accomplissent son destin et la première phase de sa transformation. Mutation et métaphore, bientôt l’insecte se ferait aigle, avec, retranchée au fond de l’œil, la braise vacillante de son humanité.
Pour cette phase ultime, Théa demain descendra jusqu’à la cinquième crypte. Là où la vouivre et l’humidité accéléreront le processus, comme le tanin la fermentation du vin.
Hier donc, elle était venue pour dire adieu, se montrant à nous dans la représentation presque idéale de tout ce que l’homme abhorre au plus profond de lui : articulations obscures, mandibules trépidantes, matières gluantes, chancres et déformations. Et pourtant !
Qu’avais-je ressenti ? Et quelle pulsion m’a poussé à m’approcher de Théa pour la prendre dans mes bras et poser ma joue sur ce reste de torse souillé, ce reste de femme suant l’humeur ammoniacale de la putréfaction. C’était l’odeur sucrée de son âme qui m’avait attiré vers elle, une âme lucide, imaginée sous l’acier lunaire de la mer. Et l’infini en moi, l’intuition d’un langage sans point. La possibilité de dire sans mots, et d’être, sans commencer ni finir.
Un concept enfin vaste : l’amour.
Le lendemain, ce matin donc, ce fut au tour de Gaal de venir nous rendre sa dernière visite avant la grande bataille. Son apparition théâtrale nous figea tous dans l’immobilité. Théa était encore parmi nous, elle l’attendait. Il pénétra par la porte rouge, porte secrète des chanoines, seule issue que le Maxilien n’avait pas encore condamnée.
Ayant amarré son embarcation au cou du dragon exorcisé en d’autres temps par l’évêque Saint Michel, il s’était traîné sur ses béquilles jusqu’à nous, tandis que Théa posait sur mon épaule l’excroissance osseuse qui remplaçait son bras.
Opéra, le velours rouge de son turban, son corps affaissé au milieu des béquilles, et opéra aussi, les vitraux et les colonnes, la nudité guerrière du Maxilien, le regard effaré de Kïthi. Tout cela ressemblait à la mise en scène baroque et wagnérienne d’un livret démoniaque.
Gaal s’est approché de Théa :
— Azzzarast’lok’Nakyr, mon père, m’a envoyé vers toi, car tu es le médium par lequel s’établira le contact entre la chair et l’antichair. Pour cela et l’espoir, j’ai tari notre source génétique et t’en remets l’essence. D’Azzzarast, la chair, l’âme et les entrailles curieuses. Ouvre-toi !
Théa s’est avancé vers Gaal. Arrivée tout près de lui, elle a tendu son torse en un effort douloureux, cambrant ses reins et tirant en arrière les moignons de ses bras. Il y eut alors un craquement humide, et son plexus s’est entrouvert. Gaal y a déversé dans un bruit d’eau, le contenu d’un récipient ovoïde taillé dans une émeraude arrachée au front du maquilleur de Lucifer. Puis celui de trois fioles en cuivre natif.
Le ventre de l’ange s’est refermé, alors que le Cargo tournait déjà le dos pour repartir. Arrivé à la porte, les pieds dans l’eau verte qui sourdait sous le seuil, il s’est retourné pour dire :
— Je ne reviendrai pas.
Puis il a pris place dans la barque, alors même que l’esdrague captait le vent. L’automate de bronze a manœuvré avec précision le safran avant d’aligner la roue pour s’éloigner de la Cathédrale.
Accoudé, je me souviens et j’écoute. Dehors, il y a les bruits de la guerre qui montent jusqu’à moi. Et à mes pieds, la respiration tranquille des prothèses chimiques de l’articulation. Éperdu, je mâche le vent. Je dois être vide, léger. Comme les feuilles se détachent de l’arbre à l’automne, de moi s’envolent, diaphanes, les derniers désirs. Deuil de Marie et deuil de moi, afin d’être soi au-delà de soi : plus seul, plus libre, pour être davantage.
Jamais plus les délices tourmentés de l’envie, plus jamais le plaisir de vouloir, le désir de désirer toutes les choses, tous les fruits de l’arbre. Mais plus jamais la douleur d’en être privé, non plus. Jamais plus, mais plus que jamais : l’être. N’être rien d’autre que le grand tout, le visage inversé du chaos, le plein, blanc et pur, comme ta peau Marie.
Alors, et tandis que l’arbre se dépouille, accoudé à la pierre, j’ai dit : qu’il en soit ainsi !
Depuis maintenant deux heures, au plus noir de la nuit, dans la luminescence tyrienne des flambeaux artificiels, les armées Manüs et Cargos ont effectué leur jonction avec celle des Terminom’s. Comme l’avait prévu Edgard, une fois encore, la haine a vaincu l’imagination, et la Terre est en guerre. Devant eux, il n’y a pourtant que quelques hommes et une femme réfugiés dans une cathédrale bâtie il y a tant et tant de siécles.
Après les premiers désordres du rassemblement, s’est instauré un semblant de cohésion, l’ordre inextricable des foules armées réunies par la même odeur d’huile et de peur, le bruit des jurons et des tambours. Effrayée par le charivari de ses rives, la Seine fuit vers l’Ouest, en un courant rapide et désordonné.
Dans la toute première embarcation, mise à l’eau par les automates cargos, les corps sculpturaux des guerriers Manüs forment dans le petit matin une chiourme impressionnante, une masse de muscles qui se noue et se gonfle pour faire jaillir hors de l’eau la proue sculptée du navire, index priapique désignant Notre Dame.Ne pas avoir peur, voilà ce que raconte l’esprit au cœur, tandis que les casques et les lances percent la brume, flamboient au soleil. Mais lui, Karib’oar, tandis que l’argent des armes blanches et le bruit sourd des armures avancent vers Notre Dame, lui, grand chef Cargo, réalise sa propre consternation.
PS : quelle belle écriture, et quel souffle.
Qjelle belle écriture…