Voici, voilou, les 50 premières pages d’un roman étrange… C’est une expérience de haute voltige pour un livre à part, qui pourrait devenir un bouquin-culte, si j’en crois son tout premier fan : Erik Orsenna, à qui j’avais fait lire une toute première version, il y a… 30 ans ! Un jour, je le confirai à un éditeur.
Toute ma vie, je me souviendrai du jour de ma mort. Trente degrés à l’ombre, anticyclone des Açores, depuis plus de dix jours, mains à plat sur les hanches, les hommes portaient leur regard vers le ciel. Comme des poissons à demi morts, la bouche entrouverte, ils dévoraient de grandes bouffées d’air pour en extraire un hypothétique reste d’oxygène. Les plus vieux, dans leurs appartements urineux, priaient leurs ventilateurs. Je m’étais réveillé ce matin-là, lourd d’intuitions. Dominant Paris, un gigantesque nuage avait pris position. Il avait la forme et la teinte d’une amanite phalloïde. Fin du Monde ou pas, le travail n’attendrait pas. Au programme : un déjeuner d’affaires, café, digestif, envie de vomir et un contrat à la clé, histoire de gagner quelques semaines de répit pour ma société. Comme une huile trop grasse, la journée s’était écoulée lentement. Vers deux heures, accompagné de soleil, un début de pluie avait étendu un glacis mordoré sur les toits et les carrosseries automobiles. À quatre heures, bien plus tôt qu’à l’habitude, j’avais décidé de rentrer. Il y avait des jours comme ça où je ne quittais pas l’usine, je m’enfuyais. Dehors, de longues queues d’humains attendaient taxis et autobus. Le cou levé et les yeux grimaçants, ils redoutaient la déchirure du ciel, alors que moi je l’espérais. Le cours des choses m’avait entraîné jusqu’à ce point de rupture où la conscience d’un l’homme, après avoir été cent fois tordu dans un sens puis dans l’autre, se brise. Mon âme, mon esprit et mon corps avaient fait sécession. Ombre triple, elle me suivait, moi et mes cheveux longs, mon nez droit et mes yeux verts… Pierre avait des cheveux longs et des yeux verts. Son nez droit et fin coupait son visage d’une verticale aristocratique. Sur son corps large, sa figure fine et pâle reflétait la complexité de son monde intérieur, tout en courants divergents et longues dérives amères. Pierre souffrait de la mouvance et de l’acidité des sentiments, de la corrosion et des autres. Il souffrait de son image qu’ils déformaient et maltraitaient. D’une existence, aux bords usés, et d’une vie qui se déroulait sans lui. Lourd de questions, il portait ce jour-là plus que tout autre, le poids de son abandon. Hier, il s’était rêvé peintre, musicien ou guerrier, pourfendeur de dragons, défenseur de veuves et d’opprimés. Quelqu’un de noble et de courageux avec du sang qui gicle, un bouclier héroïque, un homme simple avec des châteaux à conquérir et d’autres à construire. Un type peuplé de pont-levis à traverser, d’ennemis à pourfendre et de causes à défendre. Ni citadelles, ni même moulins, il s’était retrouvé par la force des choses, comme on dit, enchaîné à une usine de machines outils. Vaste demeure huileuse et en état de siège avec, tout autour, la trilogie des enculés : État, banquiers et syndicats. Ils y envoyaient boulets enflammés, espions et cadavres d’animaux dévorés de pestes. C’était un combat aussi, en fait, une forme de guerre avec ses batailles à gagner, ses bravoures et ses lâchetés. Avec ses traîtres, ses blessés et ses gens sacrifiés. Il en fallait du courage pour, sans trembler, sans se lasser, sortir encore et encore, jour après jour, de la tranchée pour se jeter dans la mêlée, arracher aux concurrents un contrat, aux banquiers une nouvelle facilité de caisse et aux syndicats, le simple droit de sortir pour aller se ravitailler. Parfois, il le voyait ainsi, se voyait ainsi, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, ce n’était, à ses yeux, qu’un formidable gâchis de gens et d’argent. On était le 13 juillet 1999 et le siècle traînait son reste de vie sur l’humidité des trottoirs. Ce soir, c’était la fête nationale. Il y aurait feux d’artifice, pompiers et pétards. J’ai, moi aussi, des envies de bombes et d’hécatombes. Je ne confis ma part d’ombre qu’à Marie, et ça la terrifie. Son Pierre rêve de carnages de bureaucrates et d’assassinats d’état. Parfois voilà qu’à son amour vient l’envie d’en découdre, le fleuret à la main. Au petit matin, fabriquer des brochettes de crétin, colliers de couillons, l’air con avec la lame qui leur sort du bidon. Je sais qu’elle s’inquiète pour moi et pour ce qui pourrait un jour me passer par la tête. Elle n’a pas tort. J’ai envers les humains une rage sans nom, sans autre limite que mon imagination. On a beau vivre ensemble une vie en commun, on ne lit pas le même livre. Pierre s’est redressé pour décoller de son fauteuil ses pensées et sa veste trempée de sueur. Éclair, chaleur, tonnerre. Premières gouttes sur le pare-brise. Sur le périphérique, il essaye de se calmer. Mais, réduite à cent dix à l’heure, sa vie l’obsède. Heureusement qu’il a Marie, toutes les femmes dans une même poupée chérie. Grande âme, amante et amie, d’une gentillesse infinie, sainte Marie pleine de grâce, jamais lasse, toujours prête à sourire et à lui offrir les belles choses de son corps, sa langue, ses tendres sphères, sa peau. Marie, monastère, qui luttait à ses côtés lorsque Pierre étouffait… Oui, j’ai tout fait, et j’étouffe encore. Aujourd’hui, le temps d’assumer est venu. Le réel est là et s’impatiente. Des choses vont devoir mourir, et des gens aussi. Avec ou sans moi, l’entreprise s’effondrera. Gare aux dégâts. Les regrets et les remords feront des cercles infinis… Je passe le métro Chatelet. Jette un œil sur la pendule du tableau de bord. Je rentre rarement si tôt. Ça me réjouis. Miracle, une place. Je me gare à deux cent mètres de mon appartement. Dehors, la pluie s’est arrêtée, je sors de la voiture. Deux minutes pour traverser l’hôtel de Ville. Rue du Sicile, je ralentis le pas. À ma droite, sur la place mouillée, le soleil projette l’ocre de ses fins de journée. Sur le trottoir, un clochard recolle une paire d’ailes en polystyrène. L’aveugle est à sa place habituelle, assis à l’envers sur le banc, les bras et la tête affalés sur le haut du dossier. La dame blanche vient de sortir de chez elle. Le nez en l’air, elle a soupesé ses chances de ne pas être surprise par une nouvelle averse. N’aurait-elle pas plutôt lancé vers le ciel quelque invocation magique, quelque imprécation, pour interdire tout ondée ? Bientôt, elle s’assiéra sur l’autre banc et la nuit viendra se prendre aux plis de sa jupe, tentant d’effacer aux yeux du monde la vieille éphémère. En passant près d’elle, je me suis courbé pour la saluer. Je ne la rencontre que le soir et elle ne me sourit que lorsque je suis avec Marie. Aujourd’hui, bien que je sois seul, elle m’a regardé. Et son sourire m’a exhorté au courage. À droite de la place, les serveurs italiens de la pizzeria sont en train de sortir les nappes pour les tables du dehors. « Pas de menu en terrasse, Messieurs », répéteront-ils ce soir avec impatience. La laborantine de la petite pharmacie qui jouxte le bar-tabac « l’Étincelle » a éclaté de rire. Ce cristal sensuel et la vision de ce cérémonial me redonnent un soupçon de sérénité. Mon quartier est mon village et les murs taillés des maisons portent l’histoire. Plus que quelques pas et bientôt Marie : « j’aimerais tant qu’elle me devine. » Voilà Javier, le concierge de l’immeuble d’en face. Je me demande si l’on voit mon désir et le poids de mon impatience lorsque je marche vers Marie : — Bonjour, Monsieur Pierre, comment allez-vous ? J’ai dit : « ça va très bien », en pensant le contraire. Un peu pour gagner du temps, un peu pour ne pas le gêner et surtout parce que je savais que nul ne pouvait rien pour moi. Nous avions chacun reçu un rôle. Il convenait de respecter l’auteur et jouer la comédie avec le plus de naturel possible jusqu’à l’acte final. — Pas de nouvelles de votre piano ? J’en parlais encore hier avec ma femme. C’est incroyable c’t’histoire-là, ça disparaît pas comme ça un engin de c’teu taille ? — Non, on ne l’a pas retrouvé, mais le transporteur a été reconnu responsable. On va bientôt m’en livrer un autre, le même, en fait. C’était également un jour d’orage, le camion était arrivé de très bonne heure. Les livreurs, annoncés par l’interphone, étaient montés arrimer leurs cordes sur le balcon de l’appartement. Pierre était retourné dans la salle de bains pour finir de se raser tandis que le piano montait par l’extérieur. Cordage qui claque, coup de tonnerre, il s’était précipité jusqu’au balcon pour n’apercevoir, vingt mètres plus bas, que les visages ébahis des livreurs. Une corde pendait, cassée, mais aucun débris de piano n’encombrait l’asphalte de la rue, vitrifiée par la pluie. Bien que nul témoin n’eût été là pour avancer quelque hypothèse que ce fût, Madame Leblanc, la gardienne, s’était très vite fait remarquer comme le chef de file d’une opinion devenue générale, « comme quoi qu’après tout, un piano, ça ne disparaît pas comme ça, surtout à queue, et que c’était pour sûr un coup des livreurs, tous des feignants, voire même un truc rapport à l’assurance, et qu’il faudrait voir du côté du vendeur à qui c’est que le crime profite. » Avait-il même jamais existé ce piano : « Vous l’avez vu, vous, Monsieur Pierre, ce piano ? ». Ce dernier avait dû avouer que non, et que : « j’étais dans ma salle de bains ». « Vous voyez bien, avait enchaîné la rombière, j’vous dis que c’est arnaque et compagnie, c’t’histoire ! » Un petit monsieur à barbiche avait, de son côté, exposé toute une théorie sur les replis du temps et les trous noirs répandant l’hilarité sur la foule qui s’était formée autour de l’absence du piano. Je marche et ma mémoire me fait sourire. Comme les photos avec le temps changent de couleur, les événements changent d’émotion. Ce qui fut pénible ou même tragique engendre souvent la même mélancolie souriante que les instants de bonheur. Parfois les émotions s’inversent et l’on sourit aux malheurs surmontés comme l’on s’attriste aux amours passées. Le porche approche. Je vais vers Marie. Lentement, pour mieux profiter de cet instant. Petit purgatoire, espace entre deux événements. Moment passager où l’on peut voir l’immortalité suinter des murs. Instants fragiles, mais où l’on se sent intouchable, n’étant plus, en ce petit purgatoire, que le rêve de soi-même. Pierre fait encore quelques pas, ouvre le grand portail et traverse la cour de son immeuble. Il monte maintenant en sortant de sa poche une clé plate de sécurité. À chaque étage, il est observé par les judas optiques des paliers. Les vieilles viennent y regarder la vie qui monte ou qui descend, consolation pour l’immobilité immonde que l’âge impose à leur rêve et à leurs articulations. Derrière la porte de son appartement, l’incroyable est tapi. À cheval sur la balustrade du balcon, le petit bossu rit tristement en jouant avec trois gouttes de sang qui ne lui appartiennent même pas. Lorsque je suis entré, le sac à main de Marie était là. Mais je savais déjà sa présence, car la serrure n’était pas fermée à double tour comme il est convenu de le faire lorsque le dernier resté s’absente. Je me suis offert un second petit purgatoire. J’ai attendu quelques instants, planté dans l’entrée. Comme un clou, comme un con, enfant portant l’immonde, j’allais l’espérer encore quelques secondes. Suspendues dans ce temps, hors du temps, secondes que je laissais s’écouler une à une, comme pour me donner l’illusion que je commandais ou contrôlais quoi que ce soit de ma vie. Tel l’adolescent qui conserve par-devers lui, sans l’ouvrir, la lettre tant attendue, élargissant le temps du désir en en éloignant l’aboutissement. Plier le bonheur en quatre et le glisser dans sa poche pour le consommer plus tard, plus fort. Subterfuge dérisoire contre la rareté et le fugitif de ces instants où l’angoisse reprend son souffle. En entrant dans la chambre, j’arborais le sourire un peu idiot de l’enfant farceur. Marie était là, devant moi, étonnamment belle dans une nudité que je ne compris pas, puis qui me foudroya. Bouleversé, je n’ai plus entendu qu’un sifflement aigu, je n’ai plus vu que Marie, bouche bée, stupéfaite et effrayée. Incrédule devant moi, tout aussi incrédule. Mon corps, soudainement glacé, a nié le corps nu de l’homme, ses cheveux blancs et son corps sale et sombre, deviné dans la pénombre du lit derrière Marie. Alors, comme je n’avais plus rien à faire ici, pour ne pas avoir à affronter cette ultime épreuve, pour ne pas avoir à le voir, à les tuer, lui et elle, pour la punir et punir ma vie décidément trop ingrate, pour tuer la souffrance insoutenable qui grandissait en moi, je suis sorti… par la fenêtre. Chute de Pierre, lapidation de Marie. Éclair. Vol de Pierre dans la désespérance et le chagrin, l’oubli de Marie. Tonnerre. Tandis que Pierre tombe dans le vide, l’homme dans l’ombre a crié son nom d’une voix étrangement familière. Dernier chant triste, appel curieusement désespéré de cet étranger, pour une pierre qui se jette et se brise, un Pierre dont il vient d’arracher le cœur.
LIVRE 1
Est-ce encore la vie ? Cette douleur lancinante, cet écœurement subtil et la caresse glacée du vent. La mort ? Le temps qui compte encore, l’impossibilité du corps et, chuchoté à l’oreille, le bourdonnement ténu du silence ? N’y aura-t-il personne dans la rue pour venir le relever, le rassurer ou l’aider à dénouer sa cravate ? Très lentement, Pierre a ouvert les yeux… À quelques centimètres de son front, les racines d’un géranium griffent l’espace. Encrant le ciel, elles sortent d’un pot de terre cassé. Quelques mètres plus loin, fantomatique, se dresse une masse noire, brillante. Hormis cela et le reste du monde, encore flou, nulle âme ne s’approche, nulle Marie et nul secours. Seule, dominant cette absence, une palette d’odeurs étrangères malaxées par des mains inconnues lui parvient. Portée par un vent sans âge, elle charrie avec elle les parfums du désespoir et de l’abandon.